CHAPITRE XVII

Les trois vaisseaux de guerre s’étaient stabilisés à seulement quelques encablures du cargo, l’encerclant ostensiblement. Leurs dimensions auraient permis à celui-ci de tous les contenir dans ses cales sans grand mal, tant il était vrai que le Kam IV était une véritable planète ambulante. Mais leur puissant armement compensait leur faible encombrement… Galben, figé devant les écrans de contrôle extérieurs, tentait d’en faire l’inventaire à mi-voix, sur ce qu’il pouvait en deviner. A ses côtés, Weisse était silencieux, tendu. Les techniques spatiales s’étaient bien améliorées depuis la guerre, et il se rendait compte qu’il n’était plus du tout à jour. Les canons ioniques avaient supplanté les armes classiques nucléaires, et d’autres étaient apparues, plus complexes et totalement inconnues d’Angam.

— Ils sont équipés pour une campagne, remarqua Syr. Et ils ne venaient pas de Xuban, j’en mettrai ma main au feu…

— Epsilon, probablement. De tels engins passent difficilement inaperçus sur un petit monde tel que le mien, dont les trois quarts de la superficie sont occupés par la Cité Tentaculaire… Combien pourrait-il y en avoir de ce type, sur ce satellite de malheur, compte tenu de ses dimensions, à votre avis ?

— Cinq cents, en tenant compte du reste, bien entendu…

— Et des Horlags qui cohabitent. Epsilon est un vrai gruyère, plein comme un œuf… Il suffira de bien viser en déjouant les systèmes de défense. Les LH sont arrimées ?

— Selon vos directives. Mais si par malheur les petits amis d’en face font feu à l’improviste, tout le monde gagne un ticket pour le paradis des étoiles… C’est pire que si nous nous promenions avec de la dynamite allumée dans les poches…

— Justement. Ceux d’Epsilon ne songeront jamais que cet insignifiant petit vaisseau est une poudrière volante. Ils le laisseront approcher et quand ils comprendront la manœuvre, j’espère qu’il sera trop tard. Avez-vous les moyens de faire diversion ?

— Diversion, oui. Avec succès, je n’en sais rien… Ils sont réellement armés jusqu’aux dents.

— Vous ne serez pas seuls, n’ayez crainte.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’ai alerté les autorités des Mondes Extérieurs. Une escadre va être envoyée en reconnaissance dans les parages…

— Quoi ??? Mais vous ne savez donc pas que ma tête est mise à prix, dans toutes les planètes du Système. Bon sang… Et puis, comment avez-vous pu les contacter ?

— Avec de la patience. Je ne pouvais pas dormir, alors j’ai fait un tour dans la chambre des radars… – Sacré nom ! Vous êtes un traître, Weisse ! M’envoyer des flics des Mondes Extérieurs aux fesses…

— Si nous réussissons, je vous promets l’amnistie totale.

— J’aurais dû vous étrangler la première fois que je vous ai rencontré.

— Vos crimes ne pèseront pas bien lourd en face du prodigieux service que vous leur rendez, j’en ai la conviction…

— Moi pas… Attention, vaisseau numéro deux semble faire une tentative d’approche par le flanc D. Préparez la passerelle de communication.

— C’est Baney.

— Vous, Weisse, nous reparlerons de tout ceci plus tard, mais je vous jure que vous me le paierez !

Angam acquiesça, tout en observant sur l’un des écrans la passerelle se déployer dans l’espace, comme un accordéon. Le vaisseau xubanien vint se coller à son extrémité, et une voix résonna dans les micros.

— L’échange se fera à mi-chemin, dans le tunnel. Nous sommes prêts.

Weisse poussa le bouton de l’interphone extérieur. C’était à lui de jouer. Il adressa un signe de tête à Galben, qui se précipita au poste de commande. Le trafiquant savait parfaitement ce qu’il avait à faire. Ils avaient mis au point la stratégie ensemble et l’avaient longuement répétée.

— A mi-chemin entre les deux bâtiments, nous sommes d’accord, répondit Weisse. Mais c’est vous, Baney, que je veux voir porter la rançon. Pour une fois que vous payez de votre personne…

Il n’y eut pas de réponse. Angam songea à Mak et Myra. Avaient-ils déjà été exécutés ? Baney était bien trop rusé. Non, il allait encore tenter quelque chose en utilisant cet argument… Et lui, Weisse, malgré tout ce qu’il verrait ou entendrait, ne devrait pas se laisser fléchir. Il lui fallait cette ordure de Baney à tout prix. C’était la clé d’Epsilon. La clé de la liberté pour tout un monde.

Il passa la sacoche en bandoulière et se dirigea rapidement vers le flanc D du cargo. Au passage, il put s’assurer que l’équipage était prêt à toute éventualité.

Des gens de toutes les races, de toutes les planètes, aux visages durs et fermés. D’authentiques baroudeurs de l’espace, sur qui l’on pouvait compter en cas de coup dur. Cela rasséréna quelque peu l’ancien prévôt, sans toutefois apaiser l’extrême tension dont il était l’objet. Il se présenta à l’entrée du tunnel rectangulaire, encadré par deux hommes armés. Lui-même sentait battre l’acier rassurant de son fusil contre sa cuisse droite. A l’autre bout, séparé d’une distance d’environ trente pas, le vaisseau d’Epsilon… La porte n’en était toujours pas ouverte. Une seconde, Weisse craignit quelque chose… Et puis non. Elle s’effaça, livrant le passage à Lod Baney, appuyé sur sa canne. Le vieux politicien semblait calme, mais Angam devinait parfaitement sous cette apparence les sentiments qui devaient l’agiter. Lui aussi était doté d’une bonne escorte. Les deux hommes se toisèrent pendant plusieurs secondes, comme pour évaluer avec exactitude leurs capacités réciproques. Un silence de plomb s’était instauré, qui fut soudain déchiré par une plainte lointaine, quelque part dans les profondeurs du vaisseau adverse. Weisse eut un frémissement par tout le corps. Un léger sourire erra sur les lèvres de Baney.

— Ce n’est rien, dit-il. Nous accordons quelques derniers plaisirs à VOS condamnés, Angam. Je détiens la somme demandée, à moins que vous n’ayez changé d’avis. Il est encore temps, vous savez…

Angam dut faire un effort considérable pour ne pas bondir sur-le-champ et étrangler le vieux vautour.

— Nous avancerons seuls, jusqu’au point marquant le milieu de la passerelle, sous le contrôle de nos gardes respectifs. J’imagine qu’ils ont tous reçu les mêmes consignes, de part et d’autre…

— Certainement. (Une nouvelle plainte, plus aiguë, se fit entendre.) Il est bien triste de mourir d’une façon aussi stupide, remarqua perfidement Baney. Vos protégés souffrent, Weisse, et ils souffriront longtemps… Mais ils vivent encore. Vous pouvez les sauver avant qu’ils ne soient en trop piteux état. Kalf a finalement eu plus de chances qu’eux…

— Avançons, Baney. Nous échangerons nos sacs en même temps.

— Je vous croyais plus humain, Angam. Oui, vous auriez su être un parfait politicien.

— Vous avez fait un mauvais calcul, Baney. Une traînée et son bâtard, c’est une piètre monnaie d’échange pour quelqu’un qui est prêt à tout sacrifier pour sauver son monde, celui pour lequel il a risqué maintes fois sa peau…

Weisse serra les dents. Ces paroles qu’ils venaient de proférer lui broyaient littéralement le cœur. Mais à aucun prix il ne devait trahir son émotion. Il fit cinq pas. Baney également, qui semblait à court d’arguments. Il avait probablement escompté chez son interlocuteur un désarroi qui ne semblait pas se manifester. Un cri plus douloureux encore que les précédents jaillit de l’astronef. Cette fois, Weisse s’immobilisa. Il n’y tint plus. Peu importaient les conséquences.

— C’est bon, Baney. Vous avez gagné. Amenez les prisonniers.

Lentement, pour que Weisse ne se méprît pas sur son geste, le vieux coordinateur leva la main. L’un de ses sbires s’éclipsa. Weisse songea avec dépit qu’ils étaient en surnombre. Mais il se refusait à agir. Baney paraissait lire en lui comme dans un livre ouvert, car il eut un sourire qui se voulait compréhensif.

— Si par malheur vous les avez torturés, commença Angam, bouillant de rage.

— S’ils ont subi quelques sévices, n’oubliez pas que c’est votre faute, Weisse. Vous les avez livrés à notre bon plaisir quand je vous avais donné les moyens de les sauver. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas en trop mauvaise forme. La séance venait tout juste de commencer. Nous sommes en guerre, vous et moi, Angam. Il n’y a pas de quartier.

— Je retiens cela pour le jour où la situation s’inversera peut-être.

— J’en doute.

Mak et Myra parurent à cet instant précis, entièrement dévêtus. Les jambes de la femme étaient maculées de sang et l’enfant pleurait encore. Cette vision fit l’effet d’un fer rouge enfoncé dans les tripes sur Angam. Il parvint à articuler.

— Faites-les avancer devant vous, Baney.

Avec une extrême douceur, le politicien obtempéra. Weisse vint à leur rencontre et s’arrêta à moins d’un pas d’eux, au milieu du tunnel. Il tenait maintenant la sacoche à bout de bras. Il n’osa croiser le regard de Myra, chargé de détresse.

Lod Baney se tenait légèrement en retrait. Il remarqua qu’il ne portait ni sac, ni paquet ayant pu contenir la rançon.

— Il avait prévu que je céderais. Il ne l’avait même pas sur lui, songea-t-il avec amertume.

— Et maintenant, donnez-moi les cassettes du vidéopsy, dit le vieux coordinateur.

— Les otages passent d’abord derrière moi, répliqua fermement Weisse. Nous sommes entre gens de bonne compagnie, n’est-ce pas ? ajouta-t-il glacial.

Baney laissa un petit sourire étirer le coin de sa bouche froissée comme du parchemin. Engourdis par la peur, la femme et l’enfant gagnèrent l’entrée du cargo, pour être aussitôt pris en charge par l’équipage de Galben. De nouveau, Weisse et Baney étaient face à face.

— Maintenant, votre part d’échange, Angam…

Ce dernier passa une langue sur ses lèvres sèches, lançant un regard oblique aux gardes qui le tenaient en joue.

— Allons, allons, donnez la sacoche, insista le vieillard doucereusement.

Intérieurement, Weisse était tendu comme une corde de violon. Baney devait croire à tout prix que les cassettes étaient bien dans la sacoche. Un peu de théâtre s’imposait, une petite réticence, pas trop visible.

La longue main osseuse du coordinateur se posa sur cette sacoche, comme une araignée prête à piquer. Weisse la lui abandonna, en feignant un soupir rentré. Le sourire de Baney s’élargit.

— Ne l’ouvre pas, imbécile, ne l’ouvre pas ! cria Angam par-devers lui.

— Je vais en faire vérifier le contenu sur-le-champ, annonça Baney avec un air vaguement moqueur.

Un de ses gardes s’avança, prit la sacoche et revint à sa place à reculons, sans perdre de vue leurs homologues, à l’autre bout du tunnel… Ils agissaient avec la plus extrême prudence, comme Weisse l’avait prévu. Au même instant, l’équipage prisonnier, conduit par le commandant Farth, passa sur la droite. A la seconde près. Le garde avait défait la sangle, allait ouvrir la… Son acolyte se dressa sur la pointe des pieds, car Farth et ses hommes lui bouchaient l’angle de tir…

Une demi-seconde avant que ne se produise la déflagration assourdissante, Weisse s’était jeté sur Baney et l’avait entraîné au sol. Le sac piégé avait fonctionné, décapitant net l’imprudent qui l’avait ouvert. Le temps pour les gens du Coordinateur de comprendre ce qui se passait, la toile de la passerelle s’était déchirée, béant sur l’espace sans fin, et Angam avait regagné le cargo, poussant Baney devant lui. Tout s’était déroulé en deux secondes et personne n’était encore revenu de sa surprise, d’un côté comme de l’autre. Déjà, les batteries du Kam IV ouvraient un feu nourri sur l’ennemi… Galben avait parfaitement joué le coup. La chance avait été avec eux. Angam dégaina son fusil et en appliqua le canon contre la tempe de Baney, dont le visage avait très nettement changé d’expression…

— La guerre, Lody, gronda-t-il à son oreille, c’est bien la guerre. Pas de quartier.

Myra s’approcha sans crier gare et cracha à la figure du vieillard en tentant de le griffer cruellement. Weisse put la repousser et elle fut fort heureusement maîtrisée par deux pirates. Sans aucun doute eût-elle pris plaisir à le dépecer avec ses doigts… Les lunettes noires tombèrent sur le sol, brisées, révélant de gros yeux étranges et très bleus, au fond desquels luttaient terreur et haine. – Vous ne vous en tirerez pas, Weisse ! Vous serez détruit, vous et ces gens… Vous devrez bientôt lutter contre toute l’armée du nouvel empire de Xuban !… Relâchez-moi, vous commettez l’irréparable !

— Vos menaces n’impressionnent plus personne, Baney. Et vous et moi allons nous offrir une petite balade…

Il adressa un petit signe d’adieu à Mak et Myra, sur lesquels on avait jeté des couvertures, puis il poussa sans ménagement son otage devant lui. Ils descendirent dans la soute du gros bâtiment. L’astronef xubanien qui avait servi au transport des cadavres était fin prêt pour le décollage… Syr Galben vint au-devant de Weisse, manifestement en proie à la plus vive inquiétude.

— Qu’est-ce que vous fichiez, Weisse, bon sang ! Si vous ne vous dépêchez pas, votre damnée dynamite va nous exploser à la tête… Nous sommes salement secoués. Il y a une sacrée bagarre. Et évidemment, il n’y a pas de rançon, ajouta-t-il en coulant un regard torve vers le coordinateur.

— Il n’y avait pas de cassettes non plus, remarqua Weisse. Il y a une femme et un enfant sur votre bord, désormais…

— Quoi !

— Je les reprendrai à mon retour, n’ayez crainte. – Et si vous n’en revenez pas, ce qui est tout à fait probable ?

— Eh bien, veillez à ce qu’ils n’aient pas un trop mauvais sort…

— Et quand l’escadre arrivera ?

— Tout sera fini, et vous aurez eu largement le temps de vous enfuir.

— Vous me prenez vraiment pour un…

— Songez que si je réussis, vous gagnerez suffisamment d’argent pour vous retirer des affaires, Galben. Adieu.

Il donna une tape amicale sur l’épaule du trafiquant, qui ne s’était jamais trouvé aussi près de la loi qu’aujourd’hui… Il força Baney à pénétrer à bord du vaisseau et le guida sans attendre jusqu’au poste de pilotage. Il le fit asseoir à ses côtés, sans grand respect pour son vieil âge et manipula les leviers du tableau de bord, avec lesquels il s’était familiarisé depuis son arrivée sur le cargo.

— Où allons-nous, Weisse ? Que comptez-vous faire ? interrogea vivement Baney sans plus chercher maintenant à masquer son angoisse.

— C’est très clair, coordinateur. Nous allons faire route sur Epsilon, à la rencontre de votre armée impériale. Et nous devrons franchir sans dommages les dispositifs de sécurité et de radar qui en défendent vraisemblablement l’accès…

— Vous n’avez aucune chance, vous serez abattu à la première sommation.

— Pas si vous vous identifiez à bord, Baney. Pas si vous me servez de sauf-conduit.

— Et vous pensez que je vais obtempérer, tout simplement ?

— Sinon, je vous jure que je vous tue à petit feu. Je vous donnerai toutes les instructions nécessaires lorsque nous approcherons…

— Mais que voulez-vous faire, sur Epsilon ? Pas déclarer une guerre tout de même ? Vous savez que ce petit vaisseau ne causerait que de très légers dommages…

Weisse sourit de toutes ses dents.

— Je sais, oui, c’est pourquoi j’ai embarqué deux bombes de type LH.

Cette fois, le teint de Lod Baney devint cadavérique. – Que voulez-vous dire ?

— Que je vais faire sauter d’un seul coup votre saleté de repaire et tous les Horlags qui s’y trouvent !

A cet instant précis, la trappe s’ouvrit, telle une paire de mâchoires géantes et les bruits de la bataille leur parvinrent. Alors Weisse poussa le manche à fond et s’échappa dans l’abîme, sans pouvoir maîtriser un petit cri de jubilation.

— Vous êtes devenu fou, Weisse, réfléchissez, vous n’avez aucune chance de vous en tirer…

— Je n’ai plus rien à perdre, Baney, mais vous… – Ralliez-vous à notre cause, Weisse ! Ralliez-vous à nous ! Vous ne pouvez imaginer à quel point nous avons réussi, à quel point nous sommes devenus puissants, à l’insu d’eux tous… Nous avons remonté une prodigieuse armée, conditionnée par les Montreurs, n’éprouvant plus ni crainte, ni faiblesse d’aucune sorte. Nous sommes en mesure à présent de faire payer cher à nos ennemis ce blocus dans lequel ils nous ont enfermés depuis tant d’années. Nous allons retrouver le rang qui nous est dû, Weisse, nous allons de nouveau triompher et régner en maîtres. Souvenez-vous de ce temps béni où la vie était facile, ou notre monde jouissait d’une splendeur à nulle autre pareille… Souvenez-vous, Weisse ! Est-ce que cela n’éveille pas quelque chose dans votre cœur ? Osez me dire que vous ne regrettez pas le temps où vous étiez chef d’un vaisseau tel que celui-ci, où vous fonciez dans la bataille en scandant notre cri de guerre dans les micros ! Faites demi-tour, Weisse. Retournons sur Xuban, et nous ferons de vous un véritable général. Vous avez percé notre secret, eh bien, que ces efforts ne soient pas finalement impayés. Vous prendrez part à l’offensive à nos côtés. Vous aurez le privilège de reconquérir en personne ce dont l’on vous a spolié autrefois !

Weisse se tourna vers le vieillard, dont l’excitation avait ranimé la pâleur de ses joues. Il scruta ce visage tendu à l’extrême, frémissant d’attente…

— Je regrette, Baney, mais le temps n’est plus à l’hégémonie à tout prix… Je ne marche pas avec vous. – Vous ne pouvez pas refuser. Le mécanisme est en marche, Weisse, et il est irréversible. Ce qui reste de la Coalition des Huit devra se mordre les doigts de nous avoir relégués dans la honte et l’oubli. N’avez-vous donc aucun sentiment de patriotisme ?

— Pas au sens où vous l’entendez.

— Si vous parvenez à détruire notre base, vous anéantissez des années et des années d’efforts, et le seul et unique moyen de stopper notre régression, de nous rendre la vie…

Tandis qu’il parlait, Weisse regardait défiler pensivement le décor fascinant et uniforme de l’infini. Il y avait longtemps que le cargo de Galben avait disparu des écrans de contrôle, et là-bas, un peu sur la droite grossissait à vue d’œil une petite tache sombre aux contours irréguliers…

— De quel droit, Weisse ! De quel droit ? Qui êtes-vous donc pour oser vous élever de la sorte contre l’intérêt de tout un monde ?

— Un grain de sable dans votre machine, Baney, rien de plus.

— Depuis la nuit des temps, il a existé des moments où des gouvernements ont été contraints d’agir contre leur peuple, parce que le peuple n’est qu’une masse trop obnubilée par son quotidien pour avoir une vision claire et lointaine des choses. Alors il faut des responsables pour leur montrer le chemin à suivre, pour oser aller à contre-courant. Plus tard, longtemps plus tard, on se rend compte à quel point ils ont eu raison d’agir de cette façon à ce moment précis. Et tout le monde finit par se réjouir de ce fait accompli, même s’il a été décrié – ou ignoré – en son temps. Qui vous dit qu’il n’en sera pas de même sur Xuban ? Qui vous dit que ce ne sera pas vous qui serez maudit par votre race ?

— Parce que moi, je suis allé dans le Secteur Détruit voir de mes yeux la misère et la détresse de ces gens. Ne me dites pas qu’une nouvelle guerre les sortirait de l’ornière où ils se trouvent… Et pour une fois, laissez le peuple maudire qui il entend. Préparez-vous, Baney, nous allons bientôt y être !

Baney ne répondit rien. Il avait levé le nez en l’air, comme à l’affût d’un bruit ou d’un mouvement furtif.

— Des Horlags, lâcha-t-il avec effroi. Il y a des Horlags autour de l’appareil !

— C’est vous qu’ils ont décelé, Baney. Ils ont dû s’accrocher au passage…

— Il y a un dispositif lumineux. Branchez-le.

— Non.

Baney se tourna vers Weisse, le visage défait. Pour la première fois, Angam avait la sensation de toucher une corde sensible chez ce vieillard desséché. Il savoura un peu ce moment, avant d’ajouter :

— Pas tant que nous n’aurons pas atteint Epsilon…

— Regardez, bon sang !

Et le spectacle qu’il désignait d’un index tremblant avait effectivement de quoi faire frémir. En fait, ils venaient de pénétrer dans un véritable nuage de Horlags, à peine visible sur le fond noir de l’espace. Des ombres légères flottaient tout autour d’eux, frôlant la carlingue malgré sa vitesse pour tenter de s’y agripper. Un froid subit avait envahi l’appareil.

— Ils regagnent leur refuge, commenta Weisse, probablement poursuivis par le jour de Xuban. Voilà trois cents soldats de mieux pour votre satanée armée… Le refuge même des Horlags… Vous avez vraiment le sens de la couverture, Baney. Personne n’aurait jamais songé que vous maniganciez quelque chose dans l’antre même de notre fléau planétaire. Malheureusement, il y a eu des fuites. Kalf savait d’où venaient les créatures, probablement parce qu’il disposait d’un matériel astronomique…

— Cessez de m’abrutir de paroles. Branchez ce dispositif ! Mais Weisse ne céda pas à l’injonction. Epsilon s’était considérablement rapprochée, et l’on pouvait maintenant en détailler avec précision les grandes structures métalliques biseautées qui la constituaient tout entière. La planète de fer, comme on l’avait surnommée autrefois, entièrement construite de main d’homme, au temps de la splendeur de Xuban… Elle avait tour à tour servi de laboratoire d’expériences scientifiques, de chantier de construction spatiale et enfin de prison de guerre, avant d’être abandonnée à la décrépitude lors de la capitulation… C’était un sinistre agglomérat d’architectures étranges, une jungle d’acier bleuté dans les replis de laquelle s’était perpétré un nombre incroyable de crimes en tout genre, et non des moins odieux. Et en la retrouvant après tant d’années, Weisse ne pouvait s’empêcher de frémir. Il la savait percée d’une multitude de galeries, qui en faisaient un labyrinthe quasiment impénétrable. Le repaire idéal, oui… Le repaire chargé de toutes les malédictions nécessaires.

Quand il estima s’être rapproché suffisamment pour distinguer avec netteté la surface tourmentée de ce monde étrange et immobile, Angam manœuvra pour en faire le tour, l’œil rivé sur ses écrans de contrôle. Il laissa donc la nuée d’Horlags, qui ne tarda pas à disparaître de sa vue, dans l’obscurité protectrice des grands édifices. Mais Lod Baney ne s’en montra qu’à peine rassuré, et il manifesta la plus grande nervosité tout le temps que durèrent les circonvolutions d’observation du vaisseau. Il jetait de fréquents coups d’œil en direction de la porte de la cabine, s’attendant peut-être à voir surgir une ombre suspecte…

— Je suis sûr qu’il y en a deux ou trois qui ont trouvé le moyen de s’introduire à bord, dit cruellement Weisse. Jusqu’ici, il n’avait rien remarqué d’anormal sur Epsilon. Rien qui pût laisser supposer une quelconque activité. Il commençait à se demander s’il n’avait pas été dupé par Farth… Mais non, il n’y avait qu’à regarder l’expression du vieux coordinateur pour acquérir la totale certitude que c’était bien ici, le maillon final de cette ignoble chaîne… Angam repassa dans sa tête les scènes projetées par l’appareil vidéo-psy et il en eut froid dans le dos… Il repéra une plate-forme, probablement une ancienne aire d’atterrissage, et entreprit de descendre…

Tout à coup, un grésillement se produisit dans les micros de bord et une petite voix sèche et impersonnelle ordonna :

— Identifiez-vous dans les cinq secondes ! Vous survolez un territoire militaire.

Weisse réprima un sursaut, et se tourna vers Baney en lui tendant un micro… Le vieillard le prit en tremblant. Il savait n’avoir plus le choix. Il lui suffisait de croiser le regard torve de son ancien gendre pour comprendre que tout était fini. Et tout était encore préférable à l’étreinte d’un Horlag, peut-être tapi à proximité !

— Ici Coordinateur Baney, nom de code 66-0-3, retour de mission d’échange, dégagez le passage !

— Oui, Coordinateur. Deuxième contrôle dans trois minutes !

Et le contact fut coupé. Baney transpirait abondamment. Il tremblait de peur.

— Le dispositif, Weisse, éructa-t-il.

— Qu’est-ce que c’est, ce deuxième contrôle ?

— Un simple contrôle d’atterrissage. Le dispositif, bon sang !

— Ainsi c’était donc vrai. Epsilon est une véritable poudrière…

Et il brancha le système lumineux d’un doigt nonchalant. Baney se tapit dans son fauteuil. Il respirait mieux. Weisse ne vit pas sa main qui se portait discrètement à sa bouche…

— Vous pouvez dire adieu à vos rêves, Baney, dit-il en branchant le pilotage automatique. Baney ?

Le vieux coordinateur le contemplait sans mot dire, les yeux fixes, les lèvres tordues sur un dernier rictus… Weisse se jeta littéralement sur lui, tenta de desserrer ses mâchoires, mais il était déjà trop tard. Le poison avait accompli son œuvre foudroyante. Angam frappa du point l’accoudoir du siège en jurant. Le dernier mauvais tour de Lod Baney, l’ultime pirouette… Du coup, chaque seconde devenait précieuse. Il s’était fait piéger… Une minute et demie s’était déjà écoulée depuis l’appel de contrôle. Que se passerait-il au suivant quand Baney ne pourrait y répondre ? Angam se rua hors de la cabine de pilotage, enfila les couloirs déserts comme un fou… Il ne restait que quarante secondes quand il franchit la porte de la soute. Il considéra avec fascination les deux obus d’un blanc laiteux et écœurant, solidement rivés juste au-dessus de la trappe. Weisse fixa son casque et s’assura que son équipement était paré, y compris les fusées de repérage, au cas où il serait obligé de s’éjecter dans l’espace… Quinze secondes… Il tira son couteau et trancha les premières sangles. Bon Dieu, Galben n’y était pas allé de main morte avec les courroies. Il avait arrimé les courroies comme si sa vie en dépendait, ce qui en un sens n’était pas vraiment faux… Zéro… En haut, la petite voix devait s’égosiller dans les micros, et il n’y avait plus qu’un cadavre pour y répondre. Et Angam venait tout juste de libérer le premier obus… Au plus petit choc, à la plus infime secousse maintenant, tout était terminé. On avait pas idée d’embarquer des LH comme des sacs de farine… Angam s’obligea à sourire pour se décrisper, mais la tâche n’était pas aisée. Enfin la dernière sangle lâcha prise. Weisse posa avec précaution une couverture sur les terrifiantes ogives, afin de limiter les risques d’un choc irréparable, fer contre fer…

Il ne restait plus qu’à regagner la cabine de pilotage, ouvrir la trappe et mettre les gaz pour filer hors de portée des débris qui ne manqueraient pas de voler en tous sens, sans compter le souffle de l’explosion… Comme il s’apprêtait à quitter la soute, la sirène d’alerte résonna dans tout le vaisseau. Elle avait été enclenchée automatiquement par les ordinateurs de bord, qui avaient dû déceler une attaque imminente. Imminente et directe. Le sang du Xubanien cessa de couler dans ses veines. Il réintégra le poste de pilotage en une trentaine de secondes. Il transpirait à grosses gouttes sous son casque. Il consulta fiévreusement les écrans de contrôle… Et il les vit… Il les vit qui s’échappaient des énormes bâtiments comme une armée de fourmis d’une fissure. Par centaines, par milliers… Il les vit qui démasquaient les canons ioniques, faisaient monter à la surface leurs appareils de guerre déjà prêts au décollage… Il fut submergé par une bouffée de haine et de colère. Il y avait pire. Il était déjà pris en chasse par deux Oursins, des missiles tueurs qui devaient leur nom à leur apparence de sphère hérissée de piquants d’acier. C’étaient eux qui avaient déclenché le système d’alarme. Weisse reprit de l’altitude doucement, sans à-coups. Il n’oubliait pas qu’un faux mouvement pouvait le faire exploser à chaque seconde. Et les Oursins se rapprochaient dangereusement sur l’écran… Angam repéra un édifice monoclinique plus grand que les autres, à une faible distance sur sa gauche. D’instinct, il se dirigea sur lui, non sans jeter un coup d’œil en direction de Lod Baney. Au fond des grands yeux clairs paraissait encore danser cette lueur d’ironie méprisante… Les Oursins emplissaient les écrans de façon de plus en plus alarmantes, mais Weisse sentait au fond de lui-même que c’était là, sous ce grand bloc d’acier, qu’il fallait frapper. Trois, deux, un… Angam pressa le bouton de commande de la trappe. Le voyant vert s’illumina. Ouvert ! Alors Weisse piqua vers le haut, cabrant l’astronef au maximum de ses possibilités… Il poussa les commandes de vitesse à fond, à l’instant précis où les engins destructeurs le rejoignaient… Durant d’interminables secondes, le vaisseau dévora l’espace. Weisse se tenait cramponné sur le manche, tous muscles bandés, prêt au choc. Seul le bruit des réacteurs… et puis tout à coup, ce fut comme si l’univers entier s’ébrouait. Un coup de tonnerre assourdissant, un éclair aveuglant. L’astronef fut littéralement soufflé comme un fétu de paille par la fureur de ce raz de marée cosmique ; malgré toutes ses précautions, Angam fut violemment projeté sur les écrans de contrôle et se heurta durement aux commandes. Il fut secoué comme il ne l’avait jamais été de sa vie. La carlingue résonna de coups terribles, de grincements, de craquements formidables. Angam crut qu’elle se démantelait, mais elle tint bon, seulement touchée par des projectiles de faible masse. Plusieurs voyants rouges se mirent à clignoter désespérément, signalant une cascade d’avaries… Weisse parvint à reprendre le contrôle du vaisseau. Il était pris dans un terrifiant tourbillon de fragments métalliques, mais il parvint à éviter le pire et maîtrisa de nouveau parfaitement sa course…

Un seul écran de contrôle fonctionnait, à présent, et encore l’image était-elle cisaillée de parasites. La première sensation qui s’empara de Weisse en le contemplant fut une joie indicible et triomphale. Epsilon, la planète de fer, avait été littéralement pulvérisée par les deux formidables obus LH. Il n’en subsistait pour tout vestige que cette pluie de fragments épars qui souillaient maintenant l’espace, suspendus dans l’air comme des îlots étranges. Horlags et armée impériale avaient péri dans une apocalypse commune…

Le bonheur de Weisse fut pourtant de courte durée. L’écran révélait aussi qu’un des Oursins avait retrouvé sa trace parmi les déchets et qu’il roulait maintenant vers lui à toute vitesse, broyant tout sur son passage. Weisse jeta un coup d’œil désespéré sur ses voyants affolés. Il n’était plus en mesure d’échapper à son chasseur. Deux réacteurs avaient cessé de fonctionner, sans compter un nombre impensable de pannes qui rendaient toute fuite impossible. Une seconde, il resta désemparé, et puis cédant à une brusque inspiration, il brancha le pilotage automatique et gagna la chambre de Sécurité. Il déboulonna en toute hâte le caisson de la boite noire, arracha la bobine de film qui continuait d’enregistrer et fourrant le tout sous sa combinaison, prit place sur le siège éjectable…

Il fut subitement propulsé dans les airs, laissant l’appareil poursuivre seul sa route… Laquelle ne tarda pas à s’interrompre au bout de quelques secondes dans une grande gerbe d’étincelles. L’Oursin avait atteint sa cible…

Puis de nouveau, ce fut le silence. L’immensité. Angam Weisse flottait dans l’océan cosmique, parmi la marée de débris, îlot suspendu parmi d’autres et dérivant sans fin…